mercredi 11 novembre 2015

Indécences - Itinéraire d'une dévergondée (1)

Indécences - Chapitre 1

Bois flotté


Une splendide journée, vouée à l’indolence, s’achevait en cette période estivale sur la côte bretonne. La fin des vacances approchait ; l’envie de profiter plus longuement de mes derniers instants de liberté n’en était que plus forte.

Alors que les ombres s’allongeaient sous le rougeoiement d’un soleil couchant, Granite, mon jeune barbet, offert pour mon dernier anniversaire, fixait avec insistance sa laisse accrochée au vestiaire de l’entrée. Trompé par ma feinte indifférence, il exhala son impatience avec une ardeur grandissante et se mit à glapir pour attirer mon attention. M’étant amusée de ce divertissement familier, ne tenant pas plus que lui à manquer notre ultime balade quotidienne, je lui fixai enfin ce cordon salvateur synonyme de défoulement au bord de l’océan.

Je pris donc la direction d’une étroite anse avoisinante qui offrait l’avantage de n’être fréquentée que par les riverains et quelques rares promeneurs. Ce petit bout de plage, encadré de deux pointes rocheuses contournables uniquement à marée basse, n’était autrement accessible que par un sentier mal entretenu et peu engageant. Parvenue sur son lieu de trotte préféré, je libérai mon animal de son attache, sachant qu’il ne s’éloignait jamais loin et revenait facilement au signal, bien qu’il ne fût encore qu’un chiot.

La marée était haute ce soir-là et ne nous laissait qu’un fin cordon de sable sur le rivage déchiqueté pour partager ce moment de complicité à la douceur du crépuscule. Granite me ramena un bout de bois flotté, son jeu favori étant que je le jette ― de préférence à l’eau ! ― pour me le rapporter fièrement en travers de sa gueule.

En lançant une énième fois ce projectile improvisé vers le large, alors que le vent forcissait, sa trajectoire s’en trouva rallongée plus que ne l’aurait permis ma seule force. Il en eût fallu plus pour dissuader mon vaillant compagnon à quatre pattes qui, n’écoutant que son instinct, se jeta à l’eau avec sa fougue de jeune « chien fou ».

En le voyant regagner la terre ferme, je constatai qu’il dérivait un peu en raison du ressac et aborderait inéluctablement de l’autre côté d’une épine rocheuse s’avançant dans l’océan. Je l’observai avec attention, prête à réagir à la moindre nécessité mais, se montrant déjà habile nageur, je ne m’inquiétai plus outre mesure sur sa capacité à se sortir seul de cette situation. Arrivé sur le sable, il s’ébroua et me porta un regard étonné, semblant se demander pourquoi je traînais autant à sa suite.

L’obstacle impromptu n’avait qu’une dizaine de centimètres de hauteur sur sa partie la plus basse, mais se montrait suffisamment dentelé pour gêner le passage d’un petit animal. Ne sachant pas s’il y avait un accès au littoral sur l’autre bord, je voulus le récupérer pour lui éviter la tentation de se risquer sur ces entrelacs de roches. Uniquement chaussée d’espadrilles, j’eus quelque peine à franchir le récif rendu glissant par les mousses et les algues. Alors que je le rejoignais, il marqua l’arrêt, ayant visiblement levé la piste d’un gibier.

— Alors, jeune fille, on a un problème avec son chien ? tonitrua une voix forte, sur un ton un brin railleur qui me déplut sur le moment et dont je ne parvenais pas à situer précisément la provenance. Ce n’est pas prudent de rester là quand la mer monte, vous risquez de vous faire piéger par le flot, clama à nouveau la voix.

Je devinai alors ce qui devait être le haut d’une tête et deux bras gesticulant au-dessus d’une haie épaisse sur un terrain surplombant la plage. L’homme – car il s’agissait de toute évidence d’un homme – se doutant que je ne l’avais pas repéré, tentait manifestement de me signaler sa présence en jouant le sémaphore pendant que je récupérais mon chiot en le tenant fermement contre ma poitrine.

— Excusez-moi, Monsieur, j’ignorais que l’endroit pouvait être dangereux, criai-je en me reculant pour tenter d’apercevoir l’individu qui m’avait interpellé avec vivacité.
— Avancez un peu, il y a une trouée plus loin ; vous pourrez rejoindre la route par mon jardin, m’ordonna la silhouette dont je pouvais suivre le déplacement en clair-obscur au travers d’une portion moins touffue du front végétal.

J’obtempérai sans rechigner, et vis apparaître mon duettiste dans une trouée de la haie à l’endroit où une palissade de bois l’interrompait en partant à l’équerre. Un homme, à la courte chevelure blanche et drue, me faisait face.

— Bonjour ! Pardonnez-moi de vous avoir inquiété, insistai-je en tentant d’escalader maladroitement la faible déclivité entre les deux terrains.

Me tendant une main secourable, il m’aida à franchir l’infime obstacle d’une poigne ferme. Je pus enfin contempler mon interlocuteur, que j’estimai quinquagénaire. Svelte et de haute stature, il dégageait une autorité naturelle. Se montrant affable, il me guida au travers d’un luxuriant jardin où poussaient, sans ordre apparent, des plantes qui m’étaient pour la plupart inconnues.

— Êtes-vous de la région, Mademoiselle ? me demanda-t-il sur un ton toujours aussi énergique.
— Non, seulement en vacances : mes parents possèdent leur résidence d’été tout près d’ici.
— Il ne me semble pas vous avoir déjà vue ; seriez-vous une habituée des lieux ? Enfin, je veux dire, vous venez régulièrement dans ce coin reculé ?
— Euh… pour être franche, c’est seulement mon deuxième été en Bretagne, et… euh… avant je restais avec ma grand-mère dans le Sud, répondis-je, tentant de me justifier maladroitement à ce que je ressentais comme une inquisition.

Notre trajet nous ayant amenés naturellement au-devant d’un monumental portail, il me plut d’imaginer être arrivée au terme de la traversée de ce qui m’apparaissait plus un parc qu’un simple jardin. Le remerciant une nouvelle fois de m’avoir tirée de ce mauvais pas, je m’apprêtais à prendre congé lorsqu’il me renouvela ses conseils de prudence. Ému par mon embarras, il le fit sur un ton adouci qui me surprit :

— Il faudra faire plus attention, à l’avenir ; les marées hautes peuvent parfois être piégeuses sur cette zone. Il n’est d’ailleurs pas rare que j’aperçoive quelques étourdis sur la grève au moment du flux. Il serait plus sage de consulter l’horaire des marées avant de vous risquer sur la plage.

Puis, après un court silence, il se fit plus tendre :

— Allez, je vous ai suffisamment houspillée, n’en parlons plus ! Reprit-il, sinon vous allez me prendre pour un vieux pisse-vinaigre !

Il est vrai que c’est à peu près le constat auquel j’étais parvenue après toutes ces tirades moralisatrices qui me paraissaient loin d’être justifiées. Il ne m’avait nullement semblé que cette plage puisse représenter un réel danger, que d’ailleurs aucun panneau ne signalait.

Devina-t-il mon scepticisme, ou était-ce simplement une façon d’atténuer sa peu élogieuse mélopée à mon égard ? Avec un sourire désarmant, il me déclara sur un ton devenu enjôleur :

— Vous êtes charmante, Mademoiselle. Après ce malencontreux contretemps, accepteriez-vous de prolonger cette rencontre en prenant un petit remontant en ma compagnie ?

Je n’y tenais nullement. Je déclinai poliment l’invitation, sous prétexte de ne pas pouvoir prolonger ma sortie à la nuit tombante. En revanche, je ne pus ― ou n’osai ? ― refuser la sollicitation qui suivit :

— Au moins, m’accorderez-vous le privilège de partager votre compagnie ne serait-ce qu’un instant ? Demain par exemple, disons seize heures ? De plus, je voudrais tant me faire pardonner ma rudesse.

Par pure courtoisie, vraiment sans plaisir, j’acceptai la pressante invite. Avec obligeance, il m’ouvrit une porte à échelle humaine intégrée dans l’un des vantaux de l’imposant portail, me délivrant ainsi de son incommodante compagnie, mais nullement de l’étrange agitation qui naissait en moi.

Mon chiot toujours pelotonné dans mes bras, je m’empressai de rejoindre le doux refuge de mon « chez‑moi ». Le corps chaud de Granite me rassurait et éloignait progressivement la perspective de devoir retrouver cet individu dont je ne connaissais même pas le prénom. Chemin faisant, je ne pus m’empêcher de pester intérieurement : tout ça pour un simple morceau de bois lancé un peu trop loin…

□□□

Le lendemain, comme l’heure fatidique approchait, je prétextai l’envie de prendre un bain de soleil sur la côte comme j’en avais l’habitude. Revêtue d’une tenue de saison (une courte tunique de plage sous laquelle je ne portais qu’un simple maillot deux-pièces, et pour unique bagage un cabas contenant serviette de bain et Ambre solaire), je pris seule la direction de ce rendez-vous « imposé » avec une apparente désinvolture.

Nos demeures n’étant distantes que de quelques hectomètres, il me fallut peu de temps pour atteindre le domicile du quidam. Face au portail d’entrée, je ne pus étouffer un soupir alors que j’actionnais la sonnette encastrée dans l’un des massifs piliers. Il s’écoula un long moment sans que le moindre signe d’activité venant de la propriété ne me parvienne. Presque soulagée de devoir renoncer sans en être fautive, je m’apprêtais à partir quand je perçus un bruit de pas sur le gravillon d’une allée.

— Bonjour, Mademoiselle ! déclara mon mystérieux samaritain de la veille en émergeant soudainement dans l’encadrement du portillon. Excusez-moi de vous avoir fait attendre. Vous étiez sur le point de vous sauver ?

Me contentant de bouger la tête dans un geste de dénégation, je perçus qu’il ne se laissait nullement abuser par ma duperie. L’homme, à la stature qui me parut déjà bien moins imposante que la veille, m’ouvrit plus largement l’accès et me pria courtoisement de le suivre en rajoutant :

— Je pense avoir manqué à mon plus simple devoir, hier… mais il faut avouer que notre rencontre fut de courte durée. Permettez-moi de me présenter : Philippe, officier de marine à la retraite.

Tout en songeant que notre entrevue de la veille ne m’avait pas paru si brève, je lui déclinai à mon tour mon seul prénom : Justine.

Au détour d’une allée serpentant entre les plantes luxuriantes, un attrayant pavillon s’offrit à ma vue comme par enchantement. L’habitation, de plain-pied, donnait une impression d’extrême simplicité, et se trouvait tout aussi remarquablement entretenue que son environnement. Une terrasse de dallage clair accueillait le visiteur, en partie recouverte par une avancée du toit sous laquelle un salon de jardin cossu, aux banquettes ensevelies sous de moelleux coussins, ajoutait une note encore plus conviviale.

Se montrant affable, me désignant l’un des sièges d’un bras tendu, il me dit :

— Je vous en prie ; prenez place, chère Justine. Désirez-vous un thé ? Un café ? Un soda ?

Peu habituée à me sustenter à cette heure, j’optai pour le jus de fruit et pris place sur l’un des profonds fauteuils, n’osant m’asseoir que du bout des fesses pour garder une position droite. S’engouffrant dans la demeure par une porte-fenêtre largement ouverte sur la terrasse, l’homme réapparut sans délai avec un plateau portant un carafon rempli d’orangeade, deux gobelets et quelques biscuits prisonniers de leur emballage. Avec des gestes bien assurés il versa la boisson, délivra les gâteaux et les étala à même la table.

— Comme vous le constatez, dit-il en désignant le tout d’un large geste de la main, je ne suis guère habitué à recevoir : mon métier de militaire m’a toujours tenu à l’écart des obligations sociales de la société civile !

Après quelques secondes d’un silence pesant, il poursuivit :

— D’ailleurs, je tiens à m’excuser pour hier ; je me suis comporté en véritable guerrier. Mais ce petit coin de plage est parfois plein de traîtrises.

Ne sachant comment engager la conversation, n’ayant aucunement l’envie de revenir sur l’événement de la veille, je tentai au moins de m’intéresser à sa situation.

— Vous êtes en retraite, si j’ai bien compris ?
— Pouvons-nous nous tutoyer ?

Déstabilisée par la question abrupte, j’acquiesçai cependant d’un signe de tête approbateur, en portant le verre de soda frais à mes lèvres.

Le front soudain barré de plis, comme sous le coup d’une profonde réflexion, il poursuivit :

— Hé oui, la roue tourne ! Vous… tu as la chance d’être encore jeune, Justine ; profites-en bien ! J’avoue que mon retour à la vie civile a été difficile, mais je m’y suis fait.

Après un silence, il lâcha dans un soupir :

— Plus de soixante et une berges… J’ai passé ma vie à courir toutes les mers du monde, et aujourd’hui l’ancien marin se terre sur ce petit bout de terrain… dont je ne suis pas peu fier, au demeurant.

Mon ex-inconnu avait donc atteint la soixantaine ; j’en fus admirablement étonnée, tant il paraissait dans une forme resplendissante. Je me souviens de cette confuse émotion que cela avait fait naître en moi : je m’étais alors imaginé qu’il devait cette apparente vitalité à la pratique régulière d’un sport… et que cette ardeur ne pouvait être qu’un avantage pour plaire à d’éventuelles conquêtes.

Je n’avais encore jamais ressenti un tel chamboulement, et le désir que m’inspirait ce confident inattendu n’était pas étranger à la perte d’attention dans laquelle mes pensées m’avaient plongée. Je fus surprise de l’entendre me demander :

— À propos, comment trouves-tu mon jardin ?

Je fis l’effort de revenir à la réalité de la situation et, omettant le tutoiement, répondis presque machinalement :

— Vous vous en occupez vous-même ?
— Je n’ai pas ce que l’on appelle la main verte mais, avec le temps, j’ai appris. Je conviens qu’au début je trouvais ça fastidieux, mais je me suis découvert une vraie passion. Vois cette allée de charmes … ces cornus … À l’automne ils se parent de rouge ; sublime ! J’ai également planté certaines variétés exotiques rapportées de mes différents voyages et, pour la plupart, le doux climat du sud de la Bretagne semble leur convenir.
— Elles sont magnifiques, ces plantations. J’ai eu l’impression de traverser un parc, hier. Ça doit vous demander du temps… De la rue, on ne s’imagine pas qu’il se cache un petit coin de paradis ici.

Mon jugement était sincère. Visiblement touché, un large sourire vint effacer le masque aux traits à présent plus détendus.

— Assez parlé de moi. Que fais-tu dans l’existence, ma chère Justine ?

Je lui racontai un peu ma vie, ma scolarité, tous ces « petits riens » qui égrènent nos existences. Il m’écoutait avec attention, parlant peu, se contentant de me faire préciser certains aspects qui lui tenaient apparemment plus à cœur, ceux qui avaient trait à ma vie sentimentale notamment. Puis, de simple papotage, nos échanges prirent la direction d’épanchements plus intimes.

Sirotant nos orangeades, croquant de temps en temps un biscuit, nous étions tellement captivés par nos effusions communes que le temps passa sans que nous nous en rendîmes compte. L’agitation estivale – qui ne devait pas manquer aux alentours – ne nous parvenait pas, filtrée par l’épais rideau de verdure qui nous en isolait. Mon aversion initiale s’était totalement envolée ; je commençais même à lui trouver un certain charme…

Me laissant aller aux confidences, je m’étais tout aussi naturellement relâchée sur ma posture et ne m’aperçus pas d’emblée que ma position avachie au creux de ce fauteuil trop accueillant lui offrait une nouvelle vision de ma personne. Ma courte tunique remontée plus haut qu’à mi-cuisses laissait deviner d’autres rivages qu’il semblait désireux d’accoster. Cherchant à retrouver un peu de contenance, je croisai bien maladroitement les jambes, exposant au passage bien plus que ne l’exige la bienséance.

Tout aussi appliqués l’un que l’autre à ne rien laisser paraître de notre gêne respective, seulement trahie par la légère teinte rosée qui avait envahi nos joues, nous fûmes ensemble victimes d’une petite quinte de toux ; sortilège d’un insidieux courant d’air circulant sous la marquise ?

L’harmonie n’en fut pas rompue, mais une certaine gêne s’était installée. Je ne pouvais imaginer si ma maladresse avait déclenché une tempête sous le crâne de celui que je n’osais toujours pas appeler par son prénom, mais il devenait évident que mes pensées naviguaient en eaux troubles.

Face au désarroi dans lequel me plongeait le silence pesant qui venait de s’installer, tout autant que son envie de s’arracher à sa propre confusion, il prétexta le besoin d’aller remplir le carafon et la nécessité de nous ravitailler en biscuits.

J’aurais désiré profiter de cet éloignement providentiel de mon hôte pour me lever et fuir cet endroit qui suscitait chez moi des sentiments contradictoires, mais je ne parvins pas à me redresser. Il me retrouva finalement toute palpitante après sa courte absence. Comment lui avouer mon émoi ? Je ne pouvais encore reconnaître ce trouble inquiétant que m’inspirait cet inconnu !

Je tentai de retrouver une certaine contenance mais demeurais totalement figée par l’émotion. Lui aussi semblait sous l’emprise d’intenses sentiments et, tout en évitant de croiser mon regard, il s’avança pour finir à genoux devant moi après avoir tendrement placé l’une de mes mains au creux des siennes. Je restai confuse, la tête baissée, n’osant affronter son regard par peur de trahir ce sentiment de honte qu’il me fallait combattre.

Cherchant ses mots, il mit quelque temps avant de pouvoir me dire :

— Justine, je sais combien tu te sens gênée à l’idée de m’avoir offert involontairement cette vision plus intime de toi ; tu ne dois pas t’en sentir troublée, et saches juste que je n’ai vu dans cette situation qu’une charmante et adorable jeune fille, dans la candeur de sa jeunesse.

Libérant ma main, il souleva lentement et délicatement mon menton de son index pour trouver mes yeux de petit animal blessé. Je ne pus me soustraire à l’attention de celui qui me réconfortait, dissimulant maladroitement ma gêne.

S’éclaircissant la voix d’une toux discrète, il poursuivit :

— Je vais te faire une confidence… Il y a déjà quelques jours que je t’observe sur la plage en compagnie de ton chien. Je te trouvais tellement charmante, pleine de grâce et de naturelle, que j’ai cherché un prétexte ― stupide, je m’en rends compte désormais ― pour parvenir à te rencontrer.

À ce moment précis, comprenant soudainement la manière dont je m’étais laissée abuser, j’aurais voulu le gifler, lui taillader le visage de mes griffes effilées.

Je me levai brusquement, mais mes jambes chancelantes ne purent me supporter. Il n’eut que le temps de me saisir, livide, entre ses bras, m’évitant de justesse de glisser au sol, puis il m’aida à m’étendre sur l’une des banquettes, encore toute étourdie. S’asseyant à mes côtés, il m’observait, anxieux, ne sachant quelle attitude adopter.

Voyant son air contrit, je rassemblai mes quelques forces pour le rassurer sur mon état. Tranquillisé, il effleura mon front du dos d’une main encore tremblante, puis caressa mes joues de la même manière. Honteuse de m’être emportée sous l’émotion et quelque peu vexée de me retrouver une nouvelle fois sa proie, je me risquai à lui adresser un sourire, auquel il répondit en me taquinant le menton :

— Hé ben, jeune fille, pourquoi se laisser aller à tant d’agitation ? J’espérais, avant votre rencontre, que vous apporteriez un peu de piment à mon existence d’ascète ; mais là… vous vous êtes surpassée ! La vie ne doit pas manquer de sel à vos côtés !

Le vouvoiement semblant lui être redevenu le ton de circonstance, je ne parvins confusément qu’à bredouiller de vagues excuses.

Me remettant de mon ébranlement de jouvencelle, je me relevai. Craignant une nouvelle faiblesse de ma part, il anticipa mon geste, et je me retrouvai ainsi entourée par ses bras robustes, m’agrippant fermement à ses épaules. Notre enlacement fut bref, mais intensément chargé de sensations nouvelles pour moi : ma jeune poitrine écrasée contre son corps, le souffle de sa respiration sur mon cou, la fugace impression d’un inhabituel renflement à son bas-ventre… Troublée par ce mélange de déconcertantes perceptions, voulant en finir au plus vite avec ce sentiment de malaise qui s’était emparé de moi, j’osai lui affirmer, avec une fermeté de ton qui me surprit moi-même :

— Il faut que je rentre, sinon mes parents vont s’inquiéter !
— En effet, je pense que c’est souhaitable, répondit-il, renonçant à discuter ma sentence.

Comme je cherchais à récupérer mon inutile bagage resté sur l’un des fauteuils de la terrasse, il me demanda :

— Aurons-nous une chance de nous revoir ?
— Ce sera difficile : nous partons après-demain.

Je réalisai en prononçant ces mots toute la cruauté qu’ils pouvaient représenter pour celui qui m’avait finalement avoué avec de plus en plus d’insistance le désir de partager ma compagnie.

— Reviendrez-vous l’an prochain ?

Soulignant mon ignorance par un vague haussement d’épaules, je lui répondis d’une manière tout aussi évasive :

— Je n’sais pas, peut-être…

En réalité, je savais déjà que je n’aurais aucun mal à le retrouver lors de mes prochaines vacances estivales si l’envie m’en prenait, mais j’éprouvai un malin plaisir à n’en rien dévoiler, comme pour me venger de ce piège grotesque dans lequel je m’étais laissée entraîner, devenant la victime d’une embuscade qui avait heurté ma fierté et qui réclamait vengeance.

— Je suis heureux d’avoir fait ta connaissance, Justine… En tout cas, si tu souhaites me revoir, ma porte te reste largement ouverte…

C’est sur cette espérance – pas nécessairement pleinement partagée – que prit fin notre premier rendez-vous.

Sur le chemin du retour, bien que soulagée de m’être ainsi éclipsée, je ne parvenais pas à oublier tous ces instants troublants que je venais de vivre pour la première fois.

Je sentais au plus profond de moi que le jeu de la séduction qui avait amené Philippe à me rencontrer était bien plus puissant que ce que je voulais bien reconnaître.

J’avais goûté au plaisir de voir cet homme me convoiter, me courtiser, et je pris incontestablement conscience d’un indicible attrait…

Auteure : Inanna

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