mercredi 21 décembre 2016

New-York darkness (6)

Relire le chapitre 5

CHAPITRE SIX : Angel

Nous sommes restées cinq nuits dans cet hôtel, arpentant Brooklyn et le Bronx pour trouver du travail dans un restaurant. Rien de concret ; tout au plus ai-je fait un extra un soir dans un KFC de Bowery. La gloire. Heureusement, les nouvelles de Miami étaient bonnes : un coup de filet conjoint du FBI et de la DEA avait permis l’arrestation de nombreux membres du Zoe Pound pour divers trafics, et Anita et ses troupes étaient prêtes à intervenir pour éliminer le clan Duvallier, cinq personnes en tout.

Nos réserves fondaient peu à peu quand j’ai décidé d’appeler Angel, l’ami de Jason. J’ai laissé un message sur sa boîte vocale et il a rappelé deux heures après, alors que nous sortions d’un joli restaurant de fruits de mer dans Tribeca. Sans succès, évidemment ; nous en arrivions à nous demander si Delmonte nous avait grillées, et si oui comment.

— Angel. Parlez.
— Bonjour, je suis une amie de Jason Fishburne. Je suis sur New-York avec une amie et nous avons besoin d’aide.
— Jason ? Mon pote de… d’où ça, déjà ?
— De Miami. Nous avons des ennuis.
— Pour l’accent, tu es de Miami, c’est sûr. Quel genre d’ennuis ?
— On pourrait en parler de vive voix ?
— OK. Voyons ça. Dans une heure devant l’entrée sud-ouest du Bronx Zoo, sur la 182ème rue.
— Nous trouverons. J’y serai à… 17 heures. Ça vous va ? Une blonde à cheveux courts et une jolie fille aux cheveux châtain clair, plus deux sacs de sport.

Alice était réticente mais a suivi le mouvement, comme un bon petit soldat. Nous avons pris le métro jusqu’à West Farm Square pour gagner du temps et fini à pied pour arriver un peu en avance. Nous avions froid en attendant car le vent du Nord soufflait fort, annonciateur de l’hiver. Steph, crois-moi, t’as pas envie de connaître l’hiver ici ; tu va finir gelée, fille du Sud, déjà que tu as froid aujourd’hui : avec du moins trente degrés, tu meurs.

Un groupe de trois Blacks est arrivé sans se presser, en surveillant les abords. Prudents. Ils nous ont repérées et se sont approchés nonchalamment ; j’ai pensé à des haltérophiles ou des culturistes sous stéroïdes. Leurs peau visible était couverte de tatouages tribaux assez peu apparents pour ceux dont la peau était la plus sombre. Le Black du milieu, le plus imposant avec son physique de sumo, avait une peau plus claire, et les dessins complexes ressortaient mieux. Il releva des lunettes de soleil bien inutiles à cette heure et nous jaugea longuement.

— C’est qui, Stephanie ? Jason parlait d’une brune...
— C’est moi. Une perruque brune que j’ai perdue avant-hier soir.
— Sûr que tu as les cheveux courts. C’est la mode à Miami, maintenant ?
— Quelques soucis avec ma coiffeuse et sa nouvelle tondeuse. Je gagne du temps le matin en brushing.
— OK ; qui c’est, Jason, pour toi ?
— L’homme que j’aime.
— Il t’aime aussi, mon vieux pote. Il m’a parlé des Zoe Pound... Ce n’est plus le gang puissant d’il y a dix ans, mais il leur reste un certain pouvoir de nuisance. Et tu les as à tes trousses ?
— Une partie surtout, le clan Duvallier.
— Je connais, des tout méchants. Et ici, tu t’es mis à dos Carlo Delmonte ; tu ne chômes pas, toi.
— Vous êtes au courant ?
— Je suis chez moi ; quand j’apprends que deux filles ont tabassé un frère de couleur puis que je vous vois, je suis capable d’additionner les faits. Et quand je vois ta tronche, je comprends même pourquoi.
— Vous n’allez pas prendre le parti du Black ?
— Je vais te donner un scoop : il y a aussi des salopards chez les Blacks. J’aimerais pouvoir t’affirmer le contraire, mais ce sont de simples hommes, avec leurs qualités et leurs défauts. Ni plus, ni moins. Bon, ta copine qui n’a pas de langue, elle a aussi besoin de protection, je comprends. Si elle t’a aidée contre Delmonte, du moins.
— C’est exact. Je vous présente Alice.
— Alors c’est OK ; et vous allez me payer comment ?
— Si ça vous va, quand ce sera terminé, Jason pourra vous régler une somme à calculer. Mais quand je l’ai eu ce matin, il m’a dit que vous voudriez autre chose. C’est d’accord, mais à mes conditions. Sinon on se casse.
— Tiens, voyez-vous ça... Jason m’a prévenu de ton caractère entier ; je vois qu’il te connaît bien. Je peux te dire un truc avant que tu parles : pas de violence, juste du sexe.

Bon, c’est déjà ça, Steph. Il va pas chercher à te violer, tu vas réfléchir à ce que tu acceptes de faire. Il a une bonne tête, ce type ; un peu trop sûr de lui, mais des yeux de gros chien de berger. Tu dois pouvoir y arriver, cette fois. Jason est d’accord, ta sécurité passe avant ton cul...

— Ça me va. Je ferai ce que vous voulez, mais je refuse que vous me baisiez la chatte, c’est tout. Aucune brutalité sinon ça va mal finir.

Dis donc, Steph, tu fais de sacrés progrès ! Tu as réussi à dire ça sans rougir, sans bégayer... Les yeux qu’il a roulés ! Rien que pour voir ça j’aurais fait le voyage à pied depuis Miami.

Ses deux amis gardes du corps en ont perdu leur flegme et m’ont regardée en face pour la première fois, estomaqués. Pour couronner le tout, Alice a pouffé.

— Bon, d’accord. Si j’ai bien compris, tu veux bien baiser, mais...
— Si je pouvais éviter, vous feriez ceinture avec moi. Mais nous avons besoin d’une protection et je suis prête à en payer le prix, c’est tout. Maintenant, j’ai eu des soucis et je refuse que vous me colliez votre bite là.

Angel commença à sourire avant de se mettre à rire, un rire homérique qui secouait tout son corps ; ses compères m’ont adressé un large sourire de connivence. J’étais la souris qui faisait marrer leur boss, et ça n’arrivait pas forcément très souvent. Nous sommes partis à pied, et à ma surprise les deux gardes ont tenu à porter nos sacs. Après, on dira que la galanterie se perd ! J’ai passé mon bras sous celui d’Alice et nous avons suivi Angel jusqu’à un petit immeuble semblant désaffecté, une façade de briquettes noires et des fenêtres condamnées par des planches ou de l’agglo. Un maigrichon à la coiffure afro d’une autre époque a ouvert avant qu’Angel ne frappe à la lourde porte métallique toute rouillée.

Nous sommes montés au premier étage ; et là, changement de décor : nous entrions dans un loft bien chauffé aux murs peints en blanc et au sol couvert de tapis d’Orient. Un méga écran de télé associé à des haut-parleurs plus hauts que moi diffusaient du gangsta rap, la seule musique qui me déplaise souverainement ; sûrement à cause des filles en bikini qui exhibent leurs seins hypertrophiés en tortillant du cul. J’ai levé les yeux au ciel avant de sourire à ma complice.

Une fille s’est levée en s’étirant d’un canapé en cuir brun assez grand pour installer une équipe de football avec les remplaçants. Ma taille, peau chocolat, ses légères rondeurs dissimulées par une tunique en daim portée sur un leggins noir.

— Ma petite sœur, Rhonda. Une peste, mais un bon fond ; elle termine ses études d’infirmière. Entre autres. Rhonda, je te présente Stephanie, la blonde délurée, et Alice, la grande timide. Stephanie est une amie de Jason, mon pote de Miami. Et elle collectionne les emmerdes.

Après embrassades de rigueur, nous sommes montés à l’étage supérieur divisé en chambres et salles d’eau ; Rhonda nous a désigné une chambre blanche au carrelage beige. Propre, mais fenêtre murée car donnant sur la rue, l’aération s’effectuant par une ouverture à vitre cathédrale sur un puit central. Charmant paysage de parpaings et de toiles d’araignées. Un grand matelas posé au sol, deux cubes en fonte bien rouillée servant de chevets pour tout mobilier.

Pas de placard, mais nous n’allions pas nous plaindre non plus. En plus il y faisait bon. J’ai hoché la tête à l’adresse de Rhonda et Angel pour marquer mon aval.

— C’est bien, Alice et moi vous remercions tous les deux. J’honorerai ma part du contrat.
— Nous mangeons dans la salle en dessous ; vous venez quand vous voulez, précisa Rhonda.
— Stephanie, pour ta part de contrat, comme tu l’appelles, tu la rempliras avec ma famille uniquement. Ma sœur, si elle le souhaite, et mon frère Lewis.

J’ai fait la grimace ; je ne savais pas que je m’engageais aussi avec sa famille. Son frère et sa sœur ? Comme ils quittaient tous la chambre, Alice m’a donné un coup de coude et murmuré :

— Je m’occuperai de la sœur. Enfin, si ça te convient…
— Merci, comme tu veux, mais ça ne me gêne pas non plus.
— Petite coquine, tu as envie de faire des parties à trois ? Perso, j’aime bien…
— Eh bien moi aussi, figure-toi !

Là, je l’ai scotchée, la jolie Alice ! Non mais, elle se figure que je sors du couvent ? Plus de deux ans que j’en suis sortie, de l’Immaculata, et j’ai découvert plein de choses depuis. Et plein de gens aussi, de belles rencontres parfois, de belles âmes ; et toi, Alice, tu figureras dans mon top ten. Bon, en même temps, pas la peine de lui dire que lors de ma seule partie à trois je m’étais fait quasiment violer par deux salauds.

Quand nous sommes redescendues dans le loft, après avoir fait le lit avec les draps et la couette posés dessus, il y avait trois personnes en tout, assises dans le canapé géant. Plusieurs boîtes en carton étaient posées sur une table basse et les odeurs ne trompaient pas : cuisine chinoise ce soir. J’avais une faim de loup et mon estomac gargouillait d’envie.

Un jeune et grand Black s’est levé, athlétique, vêtu d’un sweat noir Harley-Davidson et d’un jean moulant. Lewis sûrement. Sacrément beau gosse, avec un air de Will Smith dans le rôle de Cassius Clay. Il vint me serrer la main tout en me déshabillant du regard. Ce qu’il voyait lui plaisait car ses yeux sombres se sont mis à briller de désir.

— Bonsoir. Lewis, le demi-frère d’Angel.
— Enchantée, Lewis. Stephanie, mais appelle-moi Steph. Et voici Alice, mon amie.

Après avoir salué poliment ma copine qui a foncé aussitôt après sur les plats chinois, il s’est retourné vers moi, une expression embarrassée lui ridant le front.

— C’est toi, l’amie de Jason ? Tu as demandé la protection de mon frère, c’est bien ça… Bon, écoute. Tu es vachement belle et je serais heureux de… Mais si tu veux pas, je ne vais pas te forcer la main non plus.

Si c’était que la main… Bon, il est chou, ce garçon. Je pense que j’aurais pu tomber bien pire. Oui, je sais, je suis déjà tombée bien pire.

— Je te remercie de me le dire. Je ne sais pas encore ce que je ferai, mais tu viens de gagner des points dans mon estime. Ton frère n’a pas eu ces égards.
— Mon frère est un peu rustre, mais il a un grand cœur et il est foncièrement gentil. Alors c’est sûr, il aime les femmes, c’est son point faible.

Nous avons mangé assis sur le canapé, tous alignés devant l’écran géant diffusant un match de la NFL en différé. Lewis m’a appris qu’il gagnait sa vie en pratiquant et en donnant des cours de kick boxing et de free fight.

— Ça te dirait de prendre des cours avec moi ?
— Euh… Je voudrais pas t’embarrasser non plus… Oui, d’accord. Je suis sûre que ça va me plaire. Alice, ça te dirait ?
— Pas trop, non. Mais vas-y, et reviens entière. Vu la tête que tu as, on dirait que tu as déjà servi…
— C’est malin !
— Demain matin 7 heures, footing. Ça vous va, les filles ?

Alice a éclaté de rire en me tapant sur l’épaule. Elle a repris son calme pour expliquer son hilarité :

— Moi je veux bien, même si je n’aime pas trop ça. Mais là, tu as gagné vingt points d’un coup, Lewis. Peut-être même trente. Steph est une malade du footing.

Le regard de Lewis s’est fait intéressé et un petit sourire s’est dessiné, lui dessinant des fossettes à croquer à la commissure de ses lèvres. Il a fait la moue en hochant la tête d’un air approbateur ; il était craquant et je lui ai fait un beau sourire un peu gâché par l’hématome sur ma joue droite.

Après le repas, je me suis endormie sur l’épaule de mon amie pour me réveiller allongée sur un lit ; je me suis redressée, un peu perdue. J’étais dans notre nouvelle chambre, seule et toute habillée, mais quelqu’un m’avait ôté les chaussures. L’esprit embrumé, encore dans les limbes du sommeil, je me suis déshabillée et me suis douchée ; à mon retour, j’ai vu une feuille de papier sur le sol devant le lit.

« Salut, petit loir. Je suis avec Rhonda. Angel faisait un peu la gueule mais a été beau joueur. Il dort dans la première chambre à droite en sortant. Bises, Alice. »

J’ai regardé l’heure : presque 23 heures. J’ai juste passé un tee-shirt qui masquait presque complètement mes fesses et je suis allée entrebâiller la porte d’Angel. Il lisait au lit, appuyé sur deux gros coussins. Il a jeté un œil dans ma direction et écarté la couette à sa gauche sans rien dire ; je me suis glissée dans le lit pour me blottir contre sa masse impressionnante. Il devait peser…

— Pas loin de cent-cinquante kilos. Je me doute que tu te poses la question. Faudrait que j’en perde quelques-uns. J’apprécie que tu sois venue me rejoindre.
— Un deal est un deal. Vous nous assurez la protection, le gîte et le couvert, et j’étais mal pour Alice. Par ma faute, elle a tout perdu ; je ne vous l’ai pas dit, mais je suis porte-poisse.
— Tu fais ça pour ton amie ? Tu tiens vraiment à elle.
— C’est mon amie, et je ferai tout ce que je peux pour elle.
— Tu es toujours comme ça, à te sacrifier pour les autres ? Pas étonnant que tu prennes des pains dans la gueule.
— Combien avez-vous d’amis ?
— Des amis ? Je ne sais pas… Une douzaine, pas plus. Et toi ?
— Quatre, dont une qui m’a laissée tomber. Mais je suppose que c’est toujours mon amie. Toutes m’ont sauvé la vie à un moment ou un autre. Alors oui, je suis prête à aller très loin pour elles.
— Tu es jeune ; tu es prête à mourir pour elles ?
— Ce que je sais, c’est que je ne pourrai plus vivre si je les abandonne.

Insensiblement, je me suis détendue contre Angel et j’ai glissé dans le sommeil. J’étais bien, en sécurité ; la tête dans le creux de son épaule large et moelleuse, la jambe gauche remontée sur sa cuisse. Il avait juste ramené son bras gauche, et sa grosse patte empaumait ma fesse sans chercher à la caresser. Je crois qu’il m’a susurré « Bonne nuit, petit ange » avant que je ne glisse rapidement dans un sommeil paisible.

Des coups frappés à la porte ont eu raison de mon sommeil ; désorientée, j’ai cligné des yeux pour finir par accommoder sur Lewis debout sur le seuil. Il a tapoté sa montre en me faisant signe de me grouiller. Le footing ! J’ai embrassé la joue d’Angel qui dormait comme un bébé – un gros bébé – et me suis levée en vitesse. J’ai foncé à ma chambre pour me préparer. En grommelant, je me suis répété qu’il fallait que j’achète de meilleures chaussures de running. Dire que j’en avais trois paires à Miami !

Lewis m’attendait dans le loft ; au premier coup d’œil, j’ai compris que ce n’était pas un rigolo. Cuissards noirs, réserve d’eau dorsale, sweat microfibre à capuche et… des Mizuno Wave ! Mes chaussures. Mes Prophecy me manquaient ! Il mangeait des fruits secs et je me suis installée à côté de lui pour me gaver de sucres rapides et semi-rapides, puis nous sommes partis. Dehors, bruine, froid polaire (en tout cas pour moi, habituée au climat de Miami ou de San Francisco), plus un petit vent du Nord. En fait, un temps idéal pour courir. Et avec Lewis, j’avais confiance pour qu’il me guide et me protège.

Je courais deux à trois mètres derrière lui, et quand il a vu que je tenais la cadence il a accéléré un peu. Avec ses longues jambes sans une once de graisse, il développait une foulée bien supérieure à la mienne. Mais je compensais par une vitesse de foulée plus rapide et voilà tout. Sur un faux plat, je me suis portée à sa hauteur, à sa demande ; il a souri et levé le pouce : je lui ai répondu par le même geste. Quinze miles sans une pause, à un rythme soutenu dont j’avais l’habitude ; et je n’avais pas mis mes poignets lestés, encore.

Dans le loft, nous avons marché autour de la table de cuisine en buvant de l’eau et en mangeant à nouveau quelques pâtes de fruit, plus par gourmandise que par nécessité. Puis Lewis a posé les mains sur mes épaules pour me fixer dans le blanc des yeux.

— Steph, je te remercie. Tu es belle, nature, et tu te dépouilles quand tu cours. Le genre de fille dont je tomberais facilement amoureux. Tu l’aimes, ton Jason ?
— Oui. Je suis désolée pour toi, mais je l’aime. Et toi aussi, tu me plais beaucoup ; si je n’avais pas eu Jason, j’aurais pu t’aimer.

Il m’a attirée à lui et je n’ai pas résisté. Je me suis blottie entre ses bras musclés et j’ai fermé les yeux, la tête sur son épaule ; ses mains dans le creux de mes reins m’appuyaient contre une virilité que je ne pouvais ignorer. J’ai embrassé son cou épais puis donné un coup de langue sur sa peau chocolat au lait couverte de sueur. Goût de sel dans ma bouche... Mmm. Il a poussé une sorte de grognement rauque avant de me repousser un peu sèchement.

— Désolé, mais si tu continues je vais te faire subir les derniers outrages sur la table de la cuisine. Allez, à la douche. Tu te sens comment ?
— Mouillée...
— Steph, s’il te plaît !

Bon sang, que m’arrivait-il pour réagir comme ça ? Mon corps avait démarré au quart de tour alors qu’il me serrait juste contre lui. J’étais en manque, d’accord ; mais là... En secouant la tête je me suis retournée et j’ai monté l’escalier. Direction la douche. Alice m’attendait dans la chambre ; elle lisait un roman qu’elle me montra en m’embrassant, de Dos Passos, « Manhattan Transfer ».

— C’est marrant, c’est Angel qui me l’a prêté ; il a une bibliothèque monstrueuse. Pour un membre de gang…
— Pourquoi, tu en connais beaucoup, des gangsters ?
— Non, c’est vrai. Ça va ?
— Oui, j’ai dormi dans les bras d’Angel sans qu’il me touche, puis j’ai couru avec son frère avec l’envie folle qu’il me touche. Et toi, la sœur, Rhonda, elle est comment ?
— Sympa, pas compliquée, bruyante ; et elle lèche bien, aussi.
— Tu viens à la première séance de combat ? Lewis nous attend maintenant ; note qu’il recommence à 15 heures.
— Ouais, je viendrai cet après-midi, ça me suffira bien. Maintenant je vais lire.

Je suis descendue simplement vêtue d’un short noir moulant en coton et d’un débardeur gris. Dans une partie du rez-de-chaussée, Lewis avait aménagé un ring, suspendu deux sacs de frappe en cuir noir, des poires de vitesse, un mannequin ; sur des étagères étaient rangés des boucliers et autres pattes d’ours. Il m’a trouvé un protège-dents, un casque intégral en cuir Venom et des gants de boxe.

— Tu garderas tout dans un sac de sport ; comme ça, tu prendras soin de ton matériel. Cet après-midi, nous irons dans une salle à un bloc d’ici. Maintenant, tu vas me montrer comment tu frappes ce gros sac ; mais d’abord je te passe les gants.

J’ai passé une heure à cogner avec les poings et avec les pieds, Lewis corrigeant inlassablement mes gestes ; trop mous, trop téléphonés, trop circulaires, pas assez puissants. Et une heure, c’est long ; quand il a estimé que c’était tout pour aujourd’hui, j’avais mal aux bras, aux poignets, aux articulations de toutes mes phalanges. OK, sauf celles des pouces ; là, ça allait. Et j’étais découragée : je tapais comme une mauviette, incapable de trouver en moi assez d’agressivité pour cogner réellement un simple sac de cuir. Voyant ma mine dépitée, Lewis a tapoté mon épaule du plat de la main.

— Hey ! C’est normal ; je parie que tu n’as jamais frappé quelqu’un de toute ta vie, que tu n’as jamais blessé quelqu’un. Tu ne peux pas te transformer en combattante en une heure. Ça viendra, crois-moi. Tu as la force, la vitesse nécessaires.
— J’ai tué deux hommes, tu sais, et je les vois encore devant moi quand je ferme les yeux.
— Merde. Je suis désolé.
— Moi pas. Ils avaient presque tué Jason et ils me cherchaient. Mais c’est dur quand même.

J’ai éclaté en sanglots sans l’avoir senti venir. L’instant d’avant je discutais en récupérant des efforts fournis, et là je partais en longs sanglots, debout et les bras pendants. Lewis ne s’est pas approché ; il était sûrement mal à l’aise de mon déballage. J’ai inspiré fortement pour ravaler mes larmes et lui ai adressé un pauvre sourire.

— Je suis désolée ; je ne sais pas ce qui m’a pris.
— Oh si, tu le sais. Tuer quelqu’un, ce n’est pas rien. Même en ayant les meilleures raisons du monde, tu le portes en toi. Tu n’as pas fait leur deuil, et ils sont toujours là, derrière tes paupières.

Je ris nerveusement, essuyant les larmes sur mes joues d’un revers de gant.

— Ouais ; et il y a aussi celui dont j’ai fracassé le crâne avec la batte. Je ne l’ai pas tué, mais je crois qu’il ne marchera plus jamais... Et les cinq autres, j’ai tiré dessus ; je ne crois pas en avoir touché un, mais on les a tués tous les cinq. J’y étais... Mon Dieu, tout ce sang...
— Tu as l’air d’avoir traversé quelques emmerdes. Tu me raconteras si tu veux ; je ne te jugerai pas, je te promets de t’écouter.

Il m’a aidée à enlever les gants, mais sans me toucher ; il me savait trop vulnérable à cet instant, capable de faire des trucs que je regretterais plus tard. Je suis montée prendre une nouvelle douche ; Alice lisait toujours, et quand elle a levé la tête à mon entrée, son sourire s’est évaporé. Elle s’est levée souplement pour se précipiter vers moi.

— Steph, ça va pas ? Tu es si triste… Ce n’est pas Lewis, non ?
— Non. Un coup de blues stupide. J’ai repensé aux hommes que j’ai tués, et voilà…
— Va à la douche ; tu veux que je te savonne le dos ? Tu dois avoir de belles marques.
— Après, tu me passeras l’antiseptique sur les endroits sensibles. Merci. Pour tout.

L’après-midi, nous avons accompagné Lewis dans un dojo. Le Three Mountains Dojo occupe le rez-de-chaussée d’un immeuble récent en briques dans la 179ème rue, pas très loin du loft d’Angel. L’intérieur est un ensemble de salles de boxe, de free fight (avec sa grande cage grillagée qui sert de ring), de tapis de jiu-jitsu ou autres sports de combat. Le tout très propre, mais avec dans l’air ce mélange de sueur, de liniments camphrés, de désinfectant qui caractérise tous les dojos du monde. Il y avait pas mal de monde, la proportion étant de trois hommes pour une femme, dont moitié de Blacks.

Nous sommes allées direct dans la partie free fight et avons attaqué les cours avec huit autres personnes sous la direction de Lewis. Après avoir cogné chacune dans sa poire de vitesse pendant un bon quart d’heure, je me suis retrouvée à alterner avec Alice, l’une tenant un bouclier de cuir et mousse et l’autre cognant des poings et des pieds. Alice était impressionnante : elle frappait bien plus fort que moi, avec une rage que je ne lui connaissais pas.

Nous avons fini par de petits combats mais j’ai été infichue de déclencher un malheureux coup à l’adolescente fluette en face de moi qui envoyait tout ce qu’elle savait dans mes protections de mousse. Tellement qu’en repartant du dojo, alors que nous marchions tous les trois sur les trottoirs humides, Lewis s’est inquiété.

— Tu en avais marre ou quoi ? Tu n’as pas été foutue de déclencher une attaque ; on aurait dit que tu n’étais pas là.
— Non, mais je n’avais rien contre cette fille et… je n’ai pas pu frapper.
— Et ne dis pas que tu es désolée, ça revient trop souvent dans ta conversation.
— Tu crois ? Je suis désolée.
— Bon, je comprends, en fait. Demain, je te mettrai contre un homme en lui demandant de t’exploser.

Alice a réagi aussitôt, furibarde.

— Fous-lui la paix, Lewis ; elle est même pas guérie de la raclée qu’elle a reçue, alors fais pas chier. Laisse-la se remettre doucement.
— Steph, tu es blessée ? À part ta joue, je veux dire...
— J’en ai l’air ? C’est rien. L’autre soir, les clients m’ont prise pour un punching-ball, mais ça passe. En tout cas, Alice m’a impressionnée, tu ne trouves pas ?
— Si, elle cogne vite et fort ; elle a une sacrée rage en elle.
— Ouais, quand tu es obligée de partir au bout du monde, que tu es lesbienne, donc anormale pour tous les bien-pensants, que tu crèves de solitude… Tu as la rage, oui, on peut le dire.

Je l’ai serrée brièvement contre moi pour lui communiquer mon amour puis nous avons fait le reste du trajet en silence. Après le repas, je suis remontée tout de suite dans la chambre ; Angel n’était pas là et je préférais m’éloigner de Lewis. Sa présence déclenchait une poussée d’hormones dans mon ventre et je ne savais pas comment gérer ça. Fine mouche, Alice est montée juste après moi et s’est allongée sur le lit à mon côté.
Auteur : Matt Démon
Lisez la suite bientôt

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