jeudi 24 juillet 2014

[Feuilleton] Double vie (11)

Relisez le chapitre 10

— Et après ?
La pensée m’étouffe, car je suis dans cet après. À vrai dire je suis une éternelle victime de l’après, ma vie s’inscrit toujours dans les conséquences, pleines de douleurs, je ne sais faire que cela, on dirait : faire face à ce qui s’est passé, être continuellement sur l’autre versant, et la bascule a toujours été imprévue…


Cet homme, là, m’a aimée, m’a fait jouir comme une malade, j’en frissonne encore, mais il me laisse face à moi-même, aux dangers si vifs et si impitoyables qu’il y a, qu’il y aura toujours, à avoir vécu cela.
Ici commencent les conséquences.
J’ai le goût de son sperme dans ma bouche, et je l’imagine, mon petit cœur gonflé de reconnaissance titubante, je l’imagine, cherche à mettre un visage mental sur cette voix, ces parfums, cette peau que je n’ai pas touchée en vrai, autour de cette gentillesse qui a su, je crois, se garder de la pitié.
Et me voilà comme une conne, plus seule que jamais parce que je vais devoir affronter le froid d’avoir connu cela et de ne pouvoir le garder.


Oh je devrais me contenter, chérir déjà le souvenir fort de ces coups de boutoir de son sexe tout chaud, de cette étreinte où il fut si délicat et si viril en même temps, me préparer déjà à revivre cela clandestinement, le sourire aux lèvres, juste pour moi, juste le cadeau merveilleux.
Je devrais normalement être nourrie et lumineuse de cela : Carlos.
Mais non : dans la nuit de ma vie, la tristesse me terrasse, et la solitude est si aiguë !

Je ne suis que pertes, et que faiblesses.

Il me touche la joue tendrement, je voudrais dire quelque chose mais je me contente de pleurer intérieurement comme je le fais depuis que je n’ai plus d’yeux.
— Tu es triste ? demande-t-il à mi-voix.
— Oui. Des fois il vaudrait mieux que les bienfaits ne surviennent pas, quand ils sont trop grands pour toi, trop d’ampleur… Là j’en suis presque à regretter… mon équilibre d’il y a encore quelques heures, à être tout simplement malheureuse, mais à ma mesure, tu comprends ? Je maîtrisais cela. Et là… C’est comme la chanson de Jane Birkin…
— … Fuir le bonheur de peur qu’il se sauve ?
— Oui. C’est ça. On prend des risques quand on est heureux.

J’ai failli dire : « … quand on est amoureux ». Je ne vais pas en rajouter et devenir risible, je suis déjà ridicule, complexe et complexée, mal foutue sur tous les plans.
Lui il rigole, gentiment bien sûr, il est trop gentil, j’ai envie de m’excuser d’être bête, mais la réalité me rattrape, et je ne peux dire ce que j’ai vraiment sur le cœur : il va partir, me laisser, passer à autre chose, je vais retrouver le confort handicapé de ma vie normale, et Bernard à qui je dois tout et qui aime ça, que je lui doive tout, une dette insoluble.

Lui, Carlos, il va aimer d’autres femmes, être adorable avec d’autres, des filles qui ont de beaux yeux ou pas, en tout cas des yeux, et puis il sera ému quand il leur caressera la joue en leur demandant si ça va alors qu’elles viendront de jouir en se tortillant entre ses bras.
Et moi j’attendrais que le temps passe, je me souviendrais, et je penserais à ses autres amantes normales et émouvantes en me disant que c’est con d’être jalouse, vu que… je suis hors-jeu.
Ça sert à rien de lui répéter, il dira que non, voudra me rassurer, mais si : je suis hors-jeu, pas concernée, c’est une erreur que ce mec-là qui a tout pour lui se soit intéressé à moi au point de me désirer et de me faire l’amour.

Mais je n’ai pas la force, là en cet instant, pas l’énergie de me préparer au pire, à être abandonnée, pas la force de mettre au point une façon d’être assez forte pour passer ce cap imminent, celui où il trouvera des excuses pour ne plus me voir, je n’ai pas la force de me préparer à constater que je suis une idiote et que la vie ne m’offrira rien de plus, et qu’un mec comme lui c’est fait pour des jolies files vivantes et drôles et qui se déplacent toutes seules et qui courent les rues.
Je suis un monstre, et je suis trop fragile.

— Viens dans mes bras… murmure t-il.
Et c’est lui qui vient et me prend contre lui, et dans mon cou il me dit des douceurs qui m’enivrent mais qui sont un poison mortel pour plus tard, il ne s’en rend pas compte.
Je les prends ces douceurs, comme une affamée, je souris, j’en profite bêtement, j’ai envie que le temps s’arrête.

Après avoir rangé la cuisine, pas aussi soigneusement sans doute que ne le ferait Irène, on reprend la voiture, je me sens mieux, par fatalisme peut-être, et par envie de simplicité, pour une fois.
Carlos pense sans doute que ma mélancolie est l’effet de l’adultère, car il me demande si je crains que Bernard…
— Oh non, il avait une réunion de copropriété qui va sans doute durer jusque tard, il mène sa vie…
Je ne lui dis pas que sans doute, mon mari va voir ailleurs, aussi, qu’il doit avoir des maîtresses dont j’accepte l’idée parce qu’il lui faut tenir le coup avec moi qui suis devenue le boulet de sa vie, et qu’il ne veut plus toucher.
Donc : réunion de copropriété, m’a-t-il dit, et j’ai une excellente mémoire : la date en a été arrêtée il y a plus d’un mois, c’est vrai cette fois.

En arrivant à la clinique, nous avons un choc : dans la chambre des soins intensifs où était allongée Irène, le lit est vide, il n’y a plus les machines de contrôle, je sens l’angoisse dans la voix de Carlos quand il m’annonce cela, il part en coup de vent se renseigner, je reste là, debout, dévorée de peur…
Mais il revient pour m’annoncer qu’elle a été transférée en Médecine, et me guide à travers le bâtiment.

Dans sa nouvelle chambre je retrouve le bruit des machines, ma sœur est là, toujours inconsciente, et au bout d’un moment arrive un interne qui vient vérifier une question technique, il nous interroge et je sens soudain que Carlos est réticent, il me serre brièvement le bras, un signal entre nous, alors je me conforme à son attitude et devient évasive.
Je remarque alors l’insistance de l’interne, je suis sur mes gardes et toutes ses questions me semblent dépasser le cadre d’une discussion entre un médecin et la famille d’une malade.
Quand il laisse finalement tomber et prend congé, Carlos attend quelques secondes et sort de la chambre, rentre à nouveau (il a dû aller vérifier dans le couloir) et me glisse que ce n’est pas un médecin.

— Quoi ? je m’étonne. À quoi avez-vous vu cela ?
— C’est le même type que nous avons vu ce matin aux Soins intensifs, celui qui vous a demandé de laisser vos coordonnées à l’accueil, mais ce n’est pas le même service, nous sommes en Médecine et les internes ne suivent pas les patients, il n’avait rien à faire là cet après-midi.
— C’est qui ? Qu’est-ce que peut vouloir quelqu’un qui n’est pas médecin ici, dans une clinique ? je demande, effarée.
Carlos garde un moment le silence puis il me dit :
— Il voulait des informations, c’est clair. Un journaliste, peut-être, ou bien… je ne sais pas. Dans sa vie parallèle, à Irène, beaucoup de choses nous échappent, et cette vie-là était assez extrême pour qu’elle se soit attiré des ennuis.

Je soupire, je n’ai pas le moral, toutes ces histoires souterraines m’inquiètent et me dépassent.
J’ai été lâche, j’ai toujours évité de soulever le couvercle et de m’interroger franchement sur ce que faisait Irène, et surtout de l’interroger elle… parce que ça aurait signifié pour moi considérer sa folie, ses déséquilibres, ça m’aurait obligé à me confronter à nouveau à l’accident, aux morts.
Le drame, toujours là, la fracture dans nos vies qui saigne de partout et continue à menacer comme un feu qui couve… m’interroger vraiment sur la double vie de ma sœur, c’était pour moi souffler sur ces braises, qu’il reparte ce feu qui dévaste tout.

Je n’ai pas eu le courage.
— Je n’ai pas eu le courage… dis-je à Carlos.
— De quoi ?
— De chercher à savoir ce qu’elle faisait exactement. Un soir j’étais chez elle, c’est sorti tout seul, elle m’a dit qu’elle sortait le soir avec des lunettes noires et qu’elle allait se donner à des hommes sur des aires d’autoroute ou dans des boîtes de nuit spécialisées… ou pas. J’étais effrayée, effrayée, j’aurais dû l’interroger, parce que ce soir-là elle avait besoin d’aide, elle ne disait pas cela par provocation, c’était une façon de me dire de l’aider, de me signaler sa détresse, tu vois ? Je n’ai rien dit, ça me faisait trop peur. Et elle m’en a parlé deux ou trois fois, mais ces fois-là c’était pour me faire chier, pour me faire réagir. Je suis complètement passée à côté.

Carlos vient debout devant moi et me dit à mi-voix :
— Arrête de t’en vouloir, de tout prendre sur toi. Tu ne peux pas tout résoudre, il faut déjà que tu puisses t’occuper de toi comme il faut. J’ai l’impression…
— De quoi ? J’espère ne pas être agressive avec lui, mais je viens de réagir vivement, je tente de sourire maladroitement.
— Je ne suis pas psychanalyste, commence t-il, au son de sa voix il ne plaisante pas, je sens de la tension, mais j’ai l’impression que tu te sens maudite, quelque chose de cet ordre-là, tu te débats…
— Maudite, oui, je réponds, amère, on peut appeler cela comme ça !
Il ne m’a pas vue nue, ne m’a pas vue sans lunettes.

Je suis en colère et complètement troublée, il garde le silence, il ne sait plus quoi dire, mais je résiste à l’envie de venir dans ses bras pour y trouver du réconfort, le silence s’installe, il ne s’excuse pas non plus, et je réfléchis rapidement malgré ma confusion, mes émotions : si un homme aussi gentil que Carlos, et aussi attentionné, ne s’excuse pas d’avoir dit cela et de m’avoir froissée, c’est qu’il pense avoir eu raison de dire cela. Dire quoi, au juste ?
— Oui, je lâche, en essayant d’adopter une voix tranquille : je suis maudite, je me débats, oui. Que peut-on y faire, que faire d’autre dans mon cas, qu’est-ce que tu me reproches là-dedans ?

Il garde le silence, je me sens bête de l’avoir braqué alors qu’il devait essayer de m’aider, même mal.
— Dis-moi, s’il te plaît, va plus loin.
— Je n’ai pas dit que tu étais maudite, je ne crois ni au mauvais sort, ni au destin, j’ai été élevé au Portugal où le poids de tout cela est omniprésent, je m’en suis détaché, ça n’a pas été facile. J’ai dit que tu te sens maudite. Et je ne te reproche rien. Au contraire. Tu es courageuse, vivante, tu es belle… Je me disais que tu mettais peut-être… peut-être, trop d’énergie à te débattre, à être fragile. Tu es fragile et coupable avec une énergie que je trouve… excessive, que tu devrais utiliser à vivre, t’épanouir à nouveau.

Je me tais, soufflée, je ne sais pas par quel bout prendre ce qu’il me dit, personne ne m’a jamais parlée comme cela, personne n’a osé, je suis stupéfaite, oui : personne n’a osé, je suis épargnée par tout le monde parce que la vie, le destin, m’en a mis plein la gueule, la pitié, la pitié fait que personne ne me parle en face, je suis aveugle et énuclée et c’est comme si en plus j’étais sourde et insensible, on ne veut pas me faire du mal, on ne veut pas que je souffre, alors on m’épargne, je suis à l’abri dans le silence, ma solitude.

Étourdie je ne sais pas quoi dire, « énergie excessive à être fragile », ça ne rime à rien, et soudain, brusquement, j’ai envie de lui dire trop de choses à la fois, et c’est le même effet : je me tais, aveugle et muette, j’ai envie de lui dire que je ne me complais pas, jamais, dans mon rôle de super-victime éternelle, je veux seulement survivre !
Envie de lui crier que dans le noir on ne peut que se débattre pour ne pas se noyer dans la folie, que ma fragilité est préférable à la mort, que même mon mari n’y peut rien, lui dire que m’épanouir, bordel de bordel, comment pourrais-je m’épanouir avec un corps comme le mien, meurtri couturé et bricolé, lui expliquer que vivre est une punition pour moi, comme pour Irène, au fait lui qui a baisé les deux, qu’en pense t-il, à comparer, à être au chevet des deux comme un putain de St-Bernard baiseur de femmes en détresse ?

J’ai l’impression d’étouffer, je suis figée, prise dans un vertige sans porte de sortie, et puis il me prend dans ses bras et tout redevient simple et supportable, je m’accorde quelques secondes d’abandon, comme une jeune fille, comme si la vie était neuve.

— Pardonne-moi, murmure t-il en me caressant les cheveux.
— Non, ne dis pas ça. Merci. Tu as peut-être raison, je lui réponds, mais je dois y réfléchir, c’est trop énorme, ce que tu as dit, pour mon petit cerveau de souris : je dois y réfléchir, à tout ça.
Il rit doucement et répète :
— Ton petit cerveau de souris…
Je m’assois, il m’apporte un verre d’eau, le silence retombe, j’essaie de mettre de l’ordre dans mes pensées, mais cette journée ne ressemble à rien que je connaisse, j’ai envie de dormir.

Le temps passe dans les bruits réguliers des appareils de mesure, je suis dans une espèce de transe ouatée. Et puis Bernard débarque, quelque chose a alerté Carlos une ou deux secondes avant qu’il n’arrive, et j’ai moi-même senti la tension brusque de Carlos.
— Je vous ai cherchés partout, lance t-il en préambule, comme un reproche. Monsieur a veillé sur ta sécurité ? demande t-il, narquois.
Je ne réponds pas, Carlos non plus, et je lui dis :
— Aucun mieux pour Irène, pas de bonnes ou de mauvaises nouvelles ; sans ajouter « au cas où ça t’intéresse… »
Je me sens lasse, et de toute façon Bernard veut lever le camp.

Je serre ostensiblement la main de Carlos, lui demande de m’appeler s’il y a du nouveau, lui donne ma carte, et Bernard grogne :
— C’est à la clinique de t’appeler, pas à lui.
— Mais vous, vous êtes là, je réponds en m’adressant à Carlos, quelque part en face de moi. Je suis heureuse que vous soyez là à ses côtés. Bonne soirée !
Je souris, et Bernard m’entraîne dans le couloir d’une main ferme et contrariée.

— Ça va, tu t’es bien amusée ? me demande t-il une fois dans l’ascenseur.
— Tu es jaloux ? je demande, un peu étonnée.
— Mais non voyons !
Je me sens aussitôt profondément blessée par la remarque : je ne vaux pas cette crainte-là, voyons ! Comment puis-je imaginer intéresser d’autres hommes, enfin ?! Ce n’est pas que je suis indisponible, c’est que je suis imbaisable !

J’accuse le coup.
— Il a bien voulu m’accompagner chez Irène, pour que j’aille chercher des affaires pour elle.
— Ah ? Il la gardait aussi la nuit ? C’est son étalon du moment ?
— Je n’en sais rien. Mais il la connaît bien, elle lui racontait tout, je crois.
J’ai envie qu’il arrête de parler de cette manière hostile et dédaigneuse de Carlos, bon sang !
— La salope.
— Pardon ? je m’exclame, furieuse. Tu veux bien répéter ?
— La salope ! Ta sœur est une salope, excuse-moi de t’écorcher les oreilles. Une salope qui racontait tout à ce connard, ça devait l’exciter, lui, et elle aussi. C’est des animaux.
Estomaquée, je cherche mon souffle, je cherche mes mots.
— J’aurais dû me taire plutôt que te raconter sa confidence ! C’est sa vie à elle, elle… elle se débat avec sa culpabilité !
— En menant une double vie scandaleuse, en faisant la pute sur les parkings ?
— Oui ! C’est un appel au secours, je n’ai pas pu l’aider mais ensemble, toi et moi, on aurait pu l’aider !
— Ah ça y est, c’est de ma faute ! Je n’ai pas été assez à l’écoute, c’est ça ? Ta sœur est folle à lier, point ! Il serait temps de l’admettre et d’arrêter de la voir, couper les ponts, c’est une salope et elle va finir avec le Sida au cul, c’est tout ce qu’elle va y gagner !

Je m’abîme dans l’effroi, c’est comme une baignoire qui se vide, un siphon qui m’entraîne vers le néant.
L’amarre qui me retenait au bord vient de lâcher.
J’essaie de ne pas penser.
Nous arrivons chez nous, je suis comme une zombie, un robot avec des piles presque mortes.
Il allume la télé et file préparer le repas en silence, me laisse seule, je suis abasourdie, mes oreilles sifflent.
Je voudrais mourir.

Couper les ponts avec ma sœur ? Ma pauvre petite sœur chérie, enfermée elle aussi dans la nuit, la nuit parfaite du coma, nous sommes seules toutes deux, atrocement seules, nous avons froid, et cet homme qui est mon mari voudrait que nous n’existions plus l’une pour l’autre, alors que ce lien est le petit souffle qui nous relie encore au milieu du chaos, de la mort, de notre martyre continu.

Je mange comme un automate, me lève de table, gagne ma chambre.
Nous faisons chambre à part, salle de bain à part : Bernard ne supporte pas mon corps, et même, je l’ai compris un jour, ne supporte pas que je sois nue dans la maison en train de me laver.
J’ai admis cela.
Je suis lâche : j’ai accepté parce que cet homme-là voulait bien de moi alors que je suis toute meurtrie, il est à mes côtés et aurait pu se barrer. « Tu as sacrément de la chance, ma fille ! » me répète ma vieille mère régulièrement, avec force, celle de l’évidence.
Maman ne veut plus voir Irène depuis l’accident.
« Elle a tué ma belle petite Anita ! » se lamente-t-elle parfois, comme si Irène l’avait poignardée volontairement et comme si ce n’avait pas été avant tout la belle petite Anita d’Irène, sa maman.

J’ai envie de dormir, d’oublier, de ne pas me réveiller.
Irène m’a parlé de cette envie-là.
Je me fais la promesse que quand… que si ma sœur se réveille, je parlerai avec elle, qu’on partagera cela, nos souffrances, à cœurs ouverts pour être plus fortes, même si c’est douloureux, au lieu de souffrir comme des chiennes dans notre coin.

Je me déshabille, vais dans ma salle de bain. Ce qu’il y a de drôle (façon de parler) c’est que je n’allume dans aucune des pièces quand je suis seule, ça ne sert à rien.
Je veux une douche, debout toute nue je suis émue de me souvenir que Carlos a pénétré mon corps, qu’il y a pris du plaisir.
Je touche mon sexe, respire mes doigts : son odeur, j’aimerais la garder.
Mais je me douche, soigneusement : le souvenir est de toute façon en moi.
Je me savonne. Il y a au milieu de mon ventre une cicatrice en creux, légèrement oblique, la marque du morceau de tableau de bord qui a failli me couper en deux.
Ç’aurait été plus simple de mourir comme Anita et Marc, je finis de me savonner, mes mains, jusqu’aux poignets : un départ de feu qu’Irène, bloquée par sa ceinture au milieu de l’épave verticale, a étouffé avec un manteau. Elle croyait que j’étais morte, un de mes yeux pendait.

Je frissonne, mon dégoût ce soir, ce n’est pas l’accident, c’est mon mari, abject et violent.
Je n’ai personne.

À part Carlos, mais il ne va pas m’attendre, n’est pas là pour moi. Si Irène se réveille, il va se consacrer à elle, et elle ne va pas supporter, elle va le virer, et si elle ne se réveille pas, il se lassera d’ici une semaine de jouer les anges gardiens d’hôpital, il a mieux à faire.
Je n’ai personne, donc, et de toute façon aucun courage pour… rompre avec Bernard ?
L’idée est risible : je suis une handicapée aussi amochée qu’un soldat de la Grande Guerre !
« Allons ma fille, courage ! » me dirait ma mère, comme si elle y connaissait quelque chose.

Je sors de ma douche, morte de froid malgré l’eau chaude, je frissonne violemment comme si j’avais un accès de fièvre.
Je me glisse sous la couette, enroulée dans ma chemise de nuit et un gilet en cachemire tout doux, je suis repliée sur moi-même, crispée, et ne bouge plus en attendant de gagner un peu de chaleur.
Je voudrais dormir contre Carlos, j’en chialerais.
Lui seul s’intéresse un peu à moi, me regarde, ose me parler, lui seul me fait rire, et il est le seul homme au monde qui me trouve attirante. Ce n’est pas un vicieux qui cherche le bizarre, les handicapées – il paraît que ça existe – : c’est un gentil mec qui regarde, réfléchit, ressent, écoute.

Je repense à l’amour qu’on a fait, à notre si long baiser avant, il a voulu m’apprivoiser, il a mis son désir en sursis le temps que j’accepte l’idée stupéfiante qu’il avait envie de moi (quel délire !).
Je retrouve le souvenir de mes sensations, je me détends un peu, me déroule sous la couette, j’ai moins froid.
J’ai envie de me caresser, de me faire jouir. Je n’ai… c’est dingue mais je n’ai pas fait cela depuis l’accident, j’ai viré de ma vie le plaisir, fait une croix dessus en me disant même que c’était plus simple que je ne pensais : m’en passer complètement, ce n’est plus pour moi ces trucs-là, je suis hors-jeu, fonctions vitales allégées, abstinence évidente, sans y penser, à quoi cela servirait-il à part remuer la boue ?

Avant de me toucher, je replonge dans mes souvenirs tous frais, si excitants, je veux jouer avec mes pensées avant que mes doigts ne me fassent sans doute jouir trop vite : sa langue alors que je voulais qu’il me pénètre.
J’ai joui comme une sauvage, foudroyée par sa langue qui se promenait sur mon clitoris dont je croyais que c’était de la chair morte, la foudre, oui, et puis son sexe dressé, oh mon Dieu ! Dressé pour moi, j’ai fait cela sans le vouloir !
Je mélange langoureusement les souvenirs de sa pénétration, au fond de mon ventre, qui écarte mes chairs de femme toutes mouillées, et la pipe que je lui ai faite, son gland contre mon palais, ma langue qui joue avec.
Je remonte ma chemise de nuit en me tortillant, et caresse un peu d’un doigt paresseux mon sexe fermé, entre mes cuisses serrées, je suis couchée sur le côté. Il y a des ondes électriques qui me parcourent le ventre, je me réchauffe.

Je repense à la masse en action de son corps d’homme qui me fait l’amour, en appui sur ce canapé, à son bassin qui me bouscule tandis que mon vagin se serrait en se convulsant autour de l’épée de son sexe qui me pénétrait et se retirait en rythme, gland dur toujours à l’intérieur, encore, encore, encore, sans s’arrêter tandis que mon cerveau faisait des pirouettes, j’appuie mon doigt qui passe les grandes lèvres et trouve l’humidité, et puis…

Et puis je rejette la couette, la porte de ma chambre est verrouillée, je retrousse ma chemise de nuit sur mon ventre tailladé, j’ose écarter franchement les cuisses comme si Carlos… tiens oui ! Il est devant mon lit, la queue en triomphe, et il s’agenouille et me lèche lentement.
Il me trouve belle. Il voit mon ventre, je n’ai pas mes lunettes.
J’écarte ma chatte en manque pour que sa bouche s’en régale, il me pénètre d’un doigt et c’est le mien en fait, je suis trempée, et puis… on passe à l’action, il bande comme un taureau, il veut me prendre, il s’allonge sur moi, un sexe large qui me cloue sur place, jusqu’au fond, je ne le dégoûte pas, non, il bande comme un fou, me dit des choses douces à l’oreille, que je suis la plus belle, la plus forte, qu’il m’aime, qu’il m’attendait, ça m’excite, ça, c’est un film mais ça m’excite.

Il veut me prendre par derrière, alors je me retourne, je ne me suis jamais caressée ainsi, à genoux le cul en l’air, les épaules contre l’oreiller, je me fouille le sexe des doigts, des deux mains, lui il me prend les hanches, je lui tends mes fesses…
Deux doigts dans le fourreau tout chaud, non, trois doigts, pour rêver de son phallus très gros de désir, et je me frotte lentement le clito des doigts de l’autre main, j’essaye de ne pas me précipiter, c’est bon de se faire son cinéma porno quand on est morte de solitude, j’aurais dû faire cela sans arrêt, Carlos, Carlos, il m’a saisi la taille et me bourre la chatte, il se penche et me dit que je l’excite comme jamais, qu’il se branle en pensant à moi, qu’il veut me remplir, que je suis belle, la plus belle…

Les fantasmes se superposent, tournent comme un manège qui s’affole, accélèrent, et dans la dernière ligne droite, j’imagine qu’il éjacule fort… et m’en fout partout, que je déborde, qu’il m’éclabousse, je déborde, il en met… sur mes seins, mon ventre, ma bouche emplie et même c’est horrible mon visage mes ye…, je reviens effrayée à mes seins, pleins de sperme, de sperme… sur moi !… Partout… Il jouit… !

Je me crispe dans un grognement, le frisson qui me secoue est si fort que je tombe sur le côté, m’effondre sur ma couette, mes mains prisonnières entre mes cuisses serrées, étourdie je me laisse planer…
Je peux maintenant glisser dans le sommeil : je n’ai plus froid et je suis dans le noir, déjà.



Auteur : Riga
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